Autonome

Le dessin montre une foule de piéton·ne·s dense qui se meut sereinement et sans but apparent sur un trottoir à peine perceptible. Seul un homme vêtu de blanc, placé de profil au premier plan à droite, affiche un visage tendu, tentant de se frayer énergétiquement un passage à travers les gens. Au vu de leurs vêtements et de leurs chapeaux, les passant·e·s appartiennent à la classe bourgeoise. S’agit-il d’un rassemblement qui se constitue parfois spontanément sur la voie publique, avant ou après la fréquentation d’un lieu culturel ou de divertissement ? Nous l’ignorons. Visiblement, l’artiste ne se donne pas pour tâche de caractériser le lieu où se déroule la scène, mais souhaite plutôt représenter la concentration et le mouvement de personnes. C’est pourquoi il choisit un cadrage serré et place des silhouettes coupées sur les côtés de l’image, à la manière d’un cliché photographique, pour accentuer l’impression d’un envahissement complet de l’espace et pour suggérer un hors-champ, certes non visible mais à appréhender.

Bien qu’ils soient individualisés, les traits des protagonistes de la scène sont réduits au maximum. La majorité des corps se fondent ou disparaissent dans les aplats noirs qui dominent la composition, rencontrant ça et là, en blanc, une silhouette, des fragments de corps ou de vêtements. Par ce noir et blanc dynamique et la superposition des contours, Vallotton parvient à produire une sensation de spatialité et à traduire le mouvement de la masse humaine, tout en mettant en valeur les différents personnages. De fait, il évoque la foule non seulement comme un ensemble d’individus, mais aussi comme une entité globale.

Le dessin n’est pas titré et ne fait l’objet d’aucune mention spécifique dans le Livre de raison, ni dans le Livre de comptes de l’artiste. Cependant, il comprend du texte dessiné – qui mentionne l’auteur et le titre du livre –, ce qui indique qu’il a été spécialement réalisé pour cette monographie. Le dessin original comporte en effet deux cartouches, le long du bord supérieur de la composition, indiquant les noms « J. Meier-Graefe » et « Félix Vallotton » formés de lettres créées par l’artiste. Sur le bord inférieur se trouve un troisième cartouche laissé vide, réservé à la mention des éditeurs qui sera apposée typographiquement dans un second temps, comme l’illustre une épreuve avant la lettre du frontispice conservée à la Bibliothèque nationale de France.

La représentation des foules est un sujet important dans l’œuvre de Félix Vallotton. Il l’occupe depuis 1892, notamment dans ses gravures sur bois et ses dessins de presse, et fait même l’objet du livre Les Rassemblements d’Octave Uzanne, que l’artiste illustre en 1896. De par son sujet, le présent dessin s’inscrit clairement dans le contexte de ces précédentes œuvres. D’un point de vue stylistique, il est intéressant de relever la façon dont Vallotton suggère la profondeur de l’espace et l’agitation de la foule (juxtaposition des noirs et des blancs, échelonnement des figures en bandes horizontales parallèles, sans lignes diagonales ni éléments architecturaux). Elle anticipe la manière qu’on retrouvera dans six gravures sur bois plus tardives, réalisées en 1900 pour The Century Illustrated Monthly Magazine.

Au sein de la monographie, le dessin est utilisé à plusieurs reprises. Il figure notamment sur la couverture rouge, en frontispice vis-à-vis de la page de titre et sur la jaquette de l’édition de luxe. Les trois reproductions (aux mêmes dimensions, plus petites que les dessins originaux) ne semblent pas toutes avoir été clichées d’après le dessin original, ni imprimées par un seul imprimeur. Une lettre de Félix Vallotton à Edmond Sagot, écrite dans la première moitié du mois d’avril 1898, nous indique que la couverture est imprimée à Paris par la galerie Sagot, à partir d’un cliché produit d’après le frontispice qui, quant à lui, a déjà été imprimé par Otto von Holten à Berlin tout comme le reste du livre (lettre cachetée du 16 avril 1898, Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Sagot-Le Garrec). Ladite lettre ainsi que les annotations sur l’épreuve avant la lettre du frontispice conservée à la Bibliothèque nationale de France nous apprennent par ailleurs que Sagot – éditeur français de la monographie – n’est sollicité que très tardivement dans le projet lorsque l’épreuve avant la lettre du frontispice est réalisée, la question de l’éditeur français n’est en effet pas encore réglée. Il a par contre déjà été décidé d’imprimer le dessin sur une couverture rouge (suivant l’annotation « imprimé sur papier rouge » figurant sur l’épreuve avant la lettre). Une épreuve avant la lettre de la couverture rouge est quant à elle conservée à la Kunstbibliothek der Staatlichen Museen de Berlin.

La quatrième de couverture accueille également une illustration. Il s’agit d’une reproduction photomécanique du bois de la Couverture de catalogue pour Sagot, gravure commandée à l’artiste par le marchand d’art en 1892 déjà. Celle-ci représente une scène de rue qui, par son sujet, fait parfaitement écho à l’illustration en première de couverture. En outre, l’éditeur français utilise savamment le dos du livre pour y faire la publicité de sa boutique.

Monogrammé en bas à droite

Le titre fait partie intégrante de l'illustration

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Brinton, 1903, p. 328 « On the boulevard » (détail, image sans les cartouches).

Oscar Bie, Der Tanz, Berlin : Bard Marquardt & Co., 1905, hors-texte entre les pp. 92-93, « Die Strasse » (détail, image sans les cartouches).