No catalogue 012000
[Le Livre de Marguerite]
[Le Livre de Marguerite]
Ch. Eggimann & Cie, éditeurs
Inédit, parution prévue en 1894 (« Mil. 8ccc. vciv » en couverture)
En 1895 paraît à Paris, aux éditions de la Bibliothèque artistique et littéraire, Le Livre de Marguerite, livre d’amour en vers de Mathias Morhardt (1863-1939), avec une illustration d’Alexandre Perrier (1862-1936). L’ouvrage aurait dû être publié en 1894 à Genève, chez Charles Eggimann (1863-1948), et comporter un titre et huit encadrements de pages xylographiés par Vallotton, dont c’était la première commande d’illustrations pour un livre. Ce projet éditorial, pourtant très abouti à en juger par l’échange de correspondance entre Morhardt, Eggimann et Vallotton, n’a pas vu le jour. Il nous permet néanmoins de mesurer les liens entretenus par Vallotton avec un milieu artistique et littéraire composé de Genevois, qui lui étaient contemporains à deux ou trois ans près et dont certains avaient également élu domicile à Paris.
Commençons par l’auteur Mathias Morhardt, né à Genève en 1863 et établi à Paris depuis 1883. L’homme de lettres et critique d’art, promoteur des artistes suisses romands émigrés dans la capitale française, signe en mars 1893, dans la Gazette de Lausanne, le premier article monographique sur Vallotton (Mathias Morhardt, « Beaux-arts. Les artistes vaudois à Paris. M. Félix Vallotton », Gazette de Lausanne, 24 mars 1893). Ce texte fait partie d’une série de quatre articles, consacrés successivement en 1893 et en 1894 à Eugène Grasset, à Félix Vallotton, à Carlos Schwabe et à Alfred Foretay (sur ce point, voir Catherine Lepdor et Claude Follonier, « Mathias Morhardt, ‹ la bonne guerre en faveur des vrais artistes › », in : Critiques d’art de Suisse romande. De Töpffer à Budry, Philippe Junod et Philippe Kaenel [éd.], Lausanne : Payot, 1993, pp. 224-230).
Penchons-nous ensuite sur l’éditeur, Charles Eggimann, né à Orbe en 1863. Il s’installe à Paris à l’âge de quinze ans, avant d’ouvrir une librairie à Genève en 1891 et de se lancer dans l’édition. En 1895, Vallotton lui confectionne une marque d’éditeur que l’on retrouve en page de titre de toutes ses publications. Après son mariage en 1904, Eggimann s’installe définitivement à Paris.
Dans cette constellation, c’est sans doute le sculpteur Maurice Reymond de Broutelles (1862-1936) qui fait le lien entre les différents protagonistes. Né à Genève en 1862 et domicilié à Paris depuis ses études à l’École des Beaux-Arts, il réalise notamment la statue en bronze du major Davel en 1898, laquelle se dresse contre la façade du château Saint-Maire à Lausanne. Ami proche de Charles Eggimann et de Mathias Morhardt, il sculpte en 1894 le buste en bronze de Félix Vallotton (collection particulière), que celui-ci représentera en 1898 au centre de son tableau La chambre rouge (tempera sur carton, 50 x 68,5 cm, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne [Ducrey, 2005, no 251]). En 1889, Maurice Reymond épouse Caroline de Broutelles, qui dirige dès 1891 les publications féminines de la librairie Hachette et notamment La Mode pratique, magazine auquel Vallotton livre des dessins de mode de 1893 à 1898 (voir [Livre de cuisine] et Femina). En outre, Vallotton peint plusieurs portraits de Caroline de Broutelles en 1893 et en 1894 (voir Ducrey, 2005, nos 157, 158, 169).
Revenons au Livre de Marguerite. En matière d’ouvrages illustrés, le travail éditorial d’Eggimann se situe dans la lignée de celui de William Morris, avec une attention toute particulière portée à la typographie, à l’ornementation, aux illustrations et à la mise en page (à ce propos, voir Philippe M. Monnier, « Une vie au service du livre : Charles Eggimann, éditeur, imprimeur et libraire », in : Librarium : Zeitschrift der Schweizerischen Bibliophilen-Gesellschaft / Revue de la Société suisse des bibliophiles, vol. 22, no 2, 1979). Le projet du Livre de Marguerite reflète parfaitement cette conception.
Le livre est structuré en huit parties : « Argument », « Les Jours mystiques », « Les Jours de recueillement », « Les Jours de mélancolie », « Les Jours mauvais », « Les Jours d’allégresse », « Les Jours de fêtes » et « La Patronne des jours futurs ». Eggimann propose à Morhardt le 11 janvier 1893 de « […] mettre un encadrement à chaque page, […] différent pour chaque partie ». Le 22 mai 1893, il craint toutefois que « […] cela ne soit un peu lourd avec un encadrement à chaque page, nous nous en rendrons compte avec une épreuve. / J’écris à Vallotton de me faire un dessin et ensuite nous nous mettrons à l’œuvre ». Vallotton fournit probablement un premier encadrement, pour l’« Argument », le seul mentionné dans son Livre de raison et dans son Livre de comptes. Sur la base de ce spécimen, Eggimann écrit à Morhardt le 7 juin 1893 : « […] le texte est éteint par le cadre, il faudrait me semble t-il, tirer soit le cadre soit le texte en rouge ; ainsi cette impression fâcheuse disparaîtrait. » (Morhardt souligne). Une fois l’encadrement gravé sur bois, il effectuera, dit-il, un essai en couleur (fig. B). Et de poursuivre : « […] le dessin de Vallotton est très bien, mais ne pourrait-il pas l’animer par des figures d’animaux ou d’hommes ou de femmes, car je crois que si tous les cadres étaient tous dans le même genre que celui-ci cela paraîtrait monotone. Je ne tiens d’ailleurs pas plus que ça à mon idée. J’aime beaucoup le dessin de Vallotton, il est tout à fait dans le style du bouquin […] / Vallotton pourra se mettre à l’œuvre pour les autres dessins […] A mon avis il faudrait faire comme titre un dessin spécial plus large que les autres […] ». Vallotton suivra ces directives à la lettre, à en juger par les figures et les animaux qui animent les deux seuls dessins préparatoires d’encadrements qui subsistent à ce jour (voir [Les jours mauvais] et [Les Jours de fêtes]). Quant au titre, il sera en effet d’un format différent.
Le 19 juin 1893, Charles Eggimann annonce à Mathias Morhardt : « Vallotton peut commencer. » Le feu vert enfin obtenu, l’artiste se met sans tarder au travail et est bientôt en mesure d’informer Morhardt, dans une lettre non datée, qu’il a dessiné « […] toutes les compositions sauf ‹ le titre › et ‹ la patronne des jours futurs ›. Eggimann les a trouvé [sic] bien, en fait de bois, un seul, ‹ l’argument › ; mais je suis prêt à continuer au premier signe. Ce travail est long, mais m’intéresse et m’amuse au plus haut point ; j’espère vivement que vous y trouvez aussi quelque satisfaction. » Cette lettre nous apprend qu’à ce stade, l’encadrement pour l’« Argument » est le seul a avoir été gravé. Dans son courrier suivant à Morhardt, également sans date, Vallotton indique que « […] les dessins sont faits ». De ces dessins pour les encadrements des sept autres parties, seuls deux sont conservés à ce jour : celui pour « Les Jours mauvais » et celui pour « Les Jours de fêtes ».
Ce projet est ambitieux, également en matière de coût. Le 7 juin 1893, Eggimann a articulé les montants suivants à Morhardt : « C’est un bouquin qui va revenir salé, voici un calcul approximatif : / Dessins 400.- / galvanos 400.- / 30 flles à 53f 1590.- / broch. etc. 150.- / 2540 f / près de 2600.- f en admettant que vous n’ayez que 240 pages. »
Eggimann a manifesté son enthousiasme à maintes reprises auprès de Morhardt : « P.S. nous allons faire du livre de Marguerite un chef d’œuvre [sic] qui remportera la médaille d’or à l’exposition nationale de 1896 ! ! ! » (22 mai 1893) ; « […] nous arriverons je crois à faire un livre artistique, curieux et rare ! Aussi les bibliophiles futurs se disputeront ce chef d’œuvre [sic] à coups de billets de banque ! ! » (Eggimann souligne ; 7 juin 1893) ; « Tout marche bien, nous allons faire un bouquin épatant. » (2 août 1893). Compte tenu de l’envergure du projet et de l’élan d’Eggimann, la déception a dû être grande lorsqu’il obtient enfin le texte : « Le manuscrit que vous m’avez envoyé est énorme et il y a de quoi faire reculer les plus braves ! » (sans date).
Face à ce dénouement inattendu, on peut aisément imaginer la désillusion de Vallotton, qui ne percevra en tout et pour tout que 50 francs en 1894, alors que, dans une « dèche noire », il escomptait une rémunération de 400 francs pour la réalisation de ce projet, ainsi que nous l’apprend une lettre non datée à Morhardt : « […] Eggimann m’a dit que les frais étaient à votre charge ; j’aimerais bien et vous le comprendrez à ce que de ce côté tout soit bien défini. Vous m’aviez parlé de 4 à 500 frs, le prix de 400 me conviendrait vous le savez […]. Je n’ai pas le sou, et ne puis faire d’avance autre que celle de mon travail, cela est impossible. Dites-moi un mot à ce sujet, car je pourrai alors une fois tout établi travailler sûrement et sans interruption. […] Je m’ennuie vivement et suis bien déprimé c’est la dèche noire sur toute la ligne et sans grand espoir de mieux […] ».
Parmi les neuf illustrations réalisées pour ce projet avorté, seules les quatre qui subsistentfont l’objet de fiches au sein du présent catalogue, les deux xylographies pour la couverture et pour l’encadrement de l’« Argument » ainsi que les deux dessins préparatoires d’encadrements pour « Les Jours mauvais » et « Les Jours de fêtes ».
Vallotton a créé des encadrements élaborés tels des dessins dont une portion rectangulaire centrale est oblitérée. Cette conception – qu’il reprendra en 1897, pour deux encadrements gravés sur bois de poèmes de Morhardt parus dans L’Image : Jours d’été et Jours d’hiver – se différencie de celle des encadrements réalisés en 1895 pour la Revue franco-américaine, davantage orientée vers l’ornementation du pourtour d’un cadre (voir Chroniques, Fantaisies, Contes et poèmes, Actualités).
Félix Vallotton
Voir fiches liées
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Manuscrits et archives privées de la Bibliothèque de Genève, Papiers Charles Eggimann (cote CH BGE Ms. fr. 5401-5420): Vallotton, Félix. Lettre autographe signée adressée à Charles Eggimann.- Paris, sans date (cote Ms. fr. 5401 B, f. 183-184)
Manuscrits et archives privées de la Bibliothèque de Genève, Papiers Mathias Morhardt (cote CH BGE Ms. fr. 4201-4219bis): Eggimann, Ch[arles]. 5 lettres et 1 carte autographes signées à Mathias Morhardt. - Paris, 11 janvier - 2 août 1893 et sans date (cote Ms. fr. 4205, f. 206-216); Vallotton, F[élix]. 4 lettres et 4 cartes autographes signées à Mathias Morhardt. - Paris, Lausanne, 10 juin - 23 juin 1893 et sans date (cote Ms. fr. 4205, f. 240-250)
Mathias Morhardt, Le Livre de Marguerite, Paris : Bibliothèque artistique et littéraire, 1895